Love_mom

Je m'appelle Ginette. J'aime lire , écrire, aller au cinéma,

Saturday, November 10, 2007

Hommage à tante Gemma

La petite coucheuse
(Ginette Bernatchez)

Chaque été, mes parents m'envoyaient passer quelques jours de vacances chez ma tante Agathe. Le trajet en voiture de Daveluyville au faubourg Saint-Roch suffisait à m'exciter et des heures à l'avance, je ne tenais plus en place. À l'arrivée, je descendais du vieux Studebaker de mon père, en nage, avec le motif de la banquette avant imprimé sur les cuisses.
Tante Agathe était servante chez ses cousines. Les demoiselles Bernier habitaient une maison cossue de la rue Saint-Joseph, occupée au rez-de-chaussée par leur commerce de vêtements pour dames. En juillet, elles confiaient la boutique à l'employée la plus ancienne avant de s'envoler
vers Paris, en quête de nouveautés vestimentaires et pour retrouver nos racines, précisaient-elles, un rien d'affectation dans la voix.
Pendant ce temps, tante Agathe gardait la maison. Elle relisait Bonheur d'occasion et rajeunissait de quelques années en renouant avec ses amies du couvent. Ma tante n'avait jamais eu à confesser le moindre péché d'envie, aussi s'accommodait-elle de la situation avec philosophie. Pendant un mois, les tourments de sa vie d'esclave domestique se muaient en petites traîtrises camouflées sous les tapis ou au fond des armoires. Cette liberté éphémère prenait fin quelques jours avant le retour de ses patronnes. Avec regret, elle consacrait alors ses dernières heures de solitude aux tâches ménagères qui s'étaient accumulées, malgré l'absence de ses pointilleuses maîtresses.
Pendant quelques années, le plaisir de ces vacances factices fut gâté par une préoccupation de taille. Une préoccupation qui – en dépit de son amour-propre – incita tante Agathe à réclamer l'attention. Il faut le reconnaître, cette faiblesse n'était pas dans sa nature. Mais à cette époque, rien ne pouvait dissiper le malaise qui lui labourait le cœur au moment des adieux.
Les voyageuses euphoriques quittaient leur demeure en claironnant à tout le quartier qu'elles seraient de retour en août. Bien plantée sur l'unique marche du perron – qui empiétait avec aplomb sur le trottoir, comme ses cousines le faisaient dans la vie des autres – tante Agathe leur adressait un ultime au revoir en secouant son torchon. Ce petit geste anodin, qu'elle n'avait jamais su réprimer, libérait – elle en était convaincue – tous les fantômes qui avaient élu domicile dans cette maison ancestrale. Si bien, qu'à la tombée de la nuit, une armada de spectres clinquants lui interdisait tout repos. Ma tante n'aimait guère ses patronnes, tant s'en faut, mais elle devait bien reconnaître une chose : elles savaient se faire respecter, des vivants aussi bien que des morts.
Tante Agathe était persuadée que ses cousines ne se laisseraient jamais attendrir par ce qu'elles appelleraient des enfantillages. Aussi, décida-t-elle un jour d'agiter le drapeau beaucoup plus voyant d'une autre menace. Tout en sachant qu'en leur absence la folle du logis lui refuserait le sommeil, elle tenta de les convaincre que les couverts d'argent, les chandeliers finement ciselés, la Nativité héritée de leur vieil oncle et les livres anciens pourraient bien disparaître une nuit, avant qu'elle puisse opposer la moindre résistance au plus manchot des cambrioleurs. Car malheureusement, avait-elle menti, le gredin ne parviendrait jamais à la tirer des bras de Morphée.
Ses cousines, nées sous la bonne étoile de la bourgeoisie, avaient bien du mal à imaginer une offense aussi triviale. Enfin! Quel rustaud oserait s'attirer – même à distance – le courroux des demoiselles Bernier. D'un autoritaire Tut, tut, tut… , elles faisaient taire Agathe, avant de la retourner à ses casseroles. Mais avec obstination, elle revint plusieurs fois à la charge et cet entêtement inhabituel finit par insuffler une brise d'appréhension dans l'esprit de ses maîtresses.
Un soir, elles s'attardèrent à la boutique, bien après l'heure de fermeture, afin de régler définitivement cette question. La cadette, qui chérissait secrètement les animaux, proposa d'acheter un chien de garde. Cette suggestion inconcevable fut rejetée sur-le-champ par ses deux sœurs. Quoi? Une sale bête qui grugerait les pattes du récamier de grand-mère et laisserait ses poils sur la méridienne en velours grenat! Inutile d'insister. La benjamine, sans doute mal inspirée par ses lectures douteuses, émit l'idée de recourir aux services d'un intendant. Un homme de peine ? Un gardien ? Fort heureusement, devant le regard courroucé des deux autres, elle eut le bon goût de rejeter immédiatement cette hypothèse. La perspective que je puisse m'installer à demeure auprès de ma tante – pendant quatre longues semaines – fut également évaluée, mais j'étais encore trop jeune et cette pauvre Agathe n'était pas une bonne d'enfants. Après une longue discussion, l'aînée exerça à nouveau son ascendant en trouvant la solution la plus sage.
Elle mit fin à cette palabre d'un ton péremptoire en déclarant qu'en leur absence, elles engageraient une petite coucheuse. La formule ne fit sourire personne. Elle avait l'habitude de s'exprimer avec autorité dans un vocabulaire imagé qui lui était propre. La semaine suivante, tante Agathe fit donc la connaissance de Jeannette. Les demoiselles Bernier avaient arrêté leur choix sur la fille d'une employée de la boutique. Selon sa mère, la chère enfant ne dormait que d'un œil et ce critère jugé essentiel avait emporté leur décision.
Jeannette, dont le prénom fut vite oublié au profit de sa fonction, devint ainsi la première petite coucheuse d'une longue lignée. À partir de ce jour, lorsque les demoiselles Bernier partaient en voyage, une jeune fille de douze ou treize ans – différente chaque année – se présentait à la maison vers vingt heures. À l'étage, au bout du corridor, un vieux divan cabossé lui était destiné pour passer la nuit. Le lendemain matin, sa tâche accomplie, elle retournait chez elle, sans déjeuner, cela va de soi. Ces fillettes n'étaient guère plus braves que tante Agathe, mais leur présence suffisait pourtant à la rassurer.
La petite coucheuse recevait un beau vingt-cinq cents par nuit pour tenir les voleurs à distance en somnolant. Les demoiselles Bernier affirmaient que c'était un trente sous facilement gagné. Aussi, puisqu'elles thésaurisaient pour leurs vieux jours et ceux de leurs neveux, la petite coucheuse restait chez elle lorsque je rendais visite à ma tante. Je n'avais guère plus de huit ou neuf ans, mais je me souviens à quel point j'étais fière de remplacer ce membre du personnel, même si je ne recevais pas un sou.
Une année, une chaleur accablante avait transformé la chambre de tante Agathe en une véritable étuve. Elle logeait sous les combles et le soleil avait chauffé à blanc le toit recouvert de tôle de la maison. Lors de mes visites, je partageais toujours sa chambre. Le soir de mon arrivée, à la recherche d'un peu de fraîcheur, elle avait osé nous installer au salon, mais elle regretta aussitôt son geste et nous étions remontées au grenier.
Les mains derrière la tête, nous étions allongées, côte à côte, sur le vieux couvre-lit en chenille. Le sommeil tardait à venir. J'étais fascinée par le néon de l'épicerie qui clignotait un peu plus loin, sur le trottoir d'en face. En passant au travers du rideau de dentelle qui ornait la lucarne, sa lumière dessinait sur les murs des figures étranges qui caracolaient autour du crucifix. Il était plus de minuit mais des claquements de talon et des rires étouffés montaient encore jusqu'à nous. Tout à coup, tante Agathe sursauta et d'une voix éplorée balbutia :
– J'ai entendu d'horribles gémissements. On dirait un… un fantôme.
– Ce sont des chats, tante Agathe. Des chats de gouttière…
À demi convaincue, elle ajouta :
– Mais ce bruit de verre brisé et ces ricanements?
– C'est juste un ivrogne. Je pense qu'il vient de mettre fin à l'histoire d'amour du matou.
– Tu crois? me dit-elle en soupirant.
– J'en suis sûre et certaine.
***
Quand mon père revint me chercher, j'étais assise sur la marche du perron et je l'attendais bien sagement, en compagnie de tante Agathe. Le temps s'était rafraîchi et elle n'avait pas eu à insister pour me faire enfiler une veste. Sur le revers de celle-ci, j'arborais une lourde broche de pacotille en forme de Tour Eiffel. En s'emparant de ma valise en carton, mon père dit :
– Il ne faudrait pas tomber à l'eau avec un tel bijou.
– C'est la médaille de la meilleure petite coucheuse, déclarai-je avec fierté.
Il fit un clin d'œil à tante Agathe et lui dit :
– Un souvenir des Vieux-Pays? Tes cousines ne seraient peut-être pas ravies que tu l'offres à la petite.
Mais avant qu'elle ne puisse répondre, je rétorquai :
– Pas de danger qu'elles s'en rendent compte, elles lui ont offert la même chose trois années d'affilée.

Brèves littéraires, numéro 65, automne 2003

G.B.

2 Comments:

  • At 10/11/07, Anonymous Anonymous said…

    Une histoire presque pas contournée qui décrit bien certain SNOBS.

     
  • At 16/11/07, Blogger Mayon said…

    Les p'tites coucheuses, un classique de maman

     

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